La nature d’une telle enquête, qui se veut tant éveiller les consciences qu’engendrer un mouvement, est qu’elle ne peut être menée en une seule fois. Il faut insister, jusqu’à ce que le message passe…
De ce fait, nous avons été amenés à reprendre à plusieurs fois la plume pour tenter de faire avancer ce dossier.
Ici, nous tenterons de ne rappeler que les lignes principales.
« Pour quelle durée voulez-vous être enterré ? »
Question stupide : qui envisage, de nos jours, ne résider que quelques décennies dans la tombe, avant d’en être extirpé sans aucune autre forme de procès, et jeté, dans le meilleur des cas, dans une boîte en bois non mise en terre, ou dans un ossuaire public ou encore incinéré ?
Qui ? C’est simple et radical : pratiquement tout Juif qui se fait enterrer dans l’un des cimetières de la région parisienne ! Et ceci est vrai même si le cimetière dans lequel il veut reposer n’est pas encore plein, comme celui de Thiais par exemple – lorsqu’il le sera dans quelques années, le sort de ce Juif sera le même (sauf si ses descendants interviennent) : « Allez-vous-en, on a besoin de votre place » !
Bien entendu, ce procédé est en vigueur, tant que le Machia’h n’est pas venu et que les morts ne sont pas ressuscités. Mais, à notre connaissance, même à Paris, un tel dénouement n’a pas encore eu lieu… Une enquête qui laisse un goût très amer…
L’exhumation administrative
L’obligation de mettre en terre un défunt est édictée par la Tora ; le fait de laisser le mort dans sa tombe est une Halakha évidente.
Mais dans la pratique, en ce qui concerne les cimetières mis à la disposition de la Communauté Juive d’Ile de France et gérés par les autorités civiles, la réalité est toute autre !
Une première brèche est apparue avec la notion de « concession temporaire », qui met un terme – par définition – à la notion du repos éternel en terre et qui donne le droit au maire de procéder à son terme, à une exhumation légitime des ossements.
Mais même pour les « concessions perpétuelles » – ce qui semblait par définition les exclure de la notion de limite dans le temps –, l’autorité administrative en France a la possibilité de les déclarer à tout moment en état d’abandon et de procéder également à une exhumation administrative.
Certes, il est possible de procéder au renouvellement d’une concession ou d’entretenir une tombe, mais seuls les ayants-droit du concessionnaire et non du défunt peuvent faire cette démarche. Ainsi les défunts sans descendance ou ceux dont la famille a disparu (Shoah…) ou a tout simplement changé d’adresse, sont condamnés à être exhumés.
Pis encore : une seconde brèche a aggravé cette situation lorsque le législateur, tout en demandant au maire de ré-inhumer aussitôt dans un ossuaire les ossements ainsi sortis, a permis dans certains cas de procéder à l’incinération de ces ossements – l’incinération administrative.
Certes, cette incinération n’a pas été autorisée pour les défunts dont l’opposition pouvait être connue, attestée ou présumée – mais un récent décret vient d’annihiler la notion d’opposition présumée qui pouvait être une protection pour la communauté juive.
Pour la seule année 2012, à Paris, première Communauté Juive d’Europe, plusieurs centaines de sépultures juives ont été déclarées abandonnées ou à terme de concession dans le cimetière de Pantin (en particulier la division n° 8 – placée à l’entrée du cimetière et donc la plus « recherchée »). Des familles qui désirent enterrer leurs proches à cet endroit se montrent fort insistantes auprès des Pompes Funèbres, qui s’adressent elles-mêmes au cimetière pour faire « libérer » des places, tout en ignorant les graves incidences de leur démarche.
L’administration procède ainsi à une seconde vente des places reprises après exhumation des ossements soit dans un carré juif, soit dans un carré mixte, et dépose les ossements du ou des premiers « occupants » dans un ossuaire dans le meilleur des cas – au Père Lachaise actuellement. Puis…
Un ensevelissement en deux temps
On nous dira : n’était-ce pas le minhag lors du Second Temple1, où les Juifs procédaient à deux inhumations, une première, à même la terre, et une seconde, un an plus tard, dans un caveau familial ? Pourquoi ne pas perpétuer à Paris cette conduite : un ensevelissement en deux temps2 ?
Les différences sont nombreuses et diversifiées, mais avant de les établir, tentons de comprendre un peu plus cette surprenante conduite d’alors.
Il est clair que ce système d’ensevelissement en deux temps était courant, même si finalement son sens nous échappe3. C’est ce qui apparaît du témoignage suivant (Massékheth Sema’hoth 12,9) : « Rabbi Eliézer ben rabbi Tsadoq dit : « Voici ce que mon père m’a dit au moment de sa mort : Mon fils, au départ, enterre-moi dans la plaine, puis ramasse mes ossements et dépose-les dans un sarcophage, mais ne le fais pas toi-même [NDLR : Car il peut être traumatisant de le faire pour ses parents]. C’est ainsi que je me suis conduit… de même que mon père avait agi ainsi pour ses parents ». »
Le Tour (§ 363) rapporte que rav Haï Gaon accepte a priori qu’on enterre en deux phases. Cette conduite apparaît dans le Choul’han ‘Aroukh également (ad loc., cf. Beth Yossef au nom du Torath haAdam du Ramban, selon lesquels si on a cette habitude, il est possible de la conserver). C’est donc qu’elle est légitime, même de nos jours.
Il est toutefois évident que cette conduite ne peut être envisagée que pour accorder aux défunts une meilleure tombe. Ce n’est pas le cas quand au contraire on jette les ossements dans des boîtes, sans le moindre ensevelissement sous terre, voire dans des ossuaires publics… Voici qui annule déjà toute comparaison avec le cas qui est le nôtre ; nous verrons encore par la suite4d’autres différences incontestables.
Nous constatons donc qu’il existait une pratique qui consistait à enterrer une première fois, puis à sortir les ossements et à les ré-inhumer dans un second lieu, mais alors on les remettait en terre, il fallait aussi que le second site soit meilleur que le premier, ou qu’une telle conduite ait été initialement prévue.
Dans les faits, aujourd’hui
Comment comparer les anciens usages à la pratique actuelle dans les cimetières parisiens, dès lors que le contexte est différent : dans le cas présent, s’il est vrai que la municipalité peut décider en toute légalité de déterrer les restes funéraires d’un mort, elle ne le fait pas quand les descendants s’y opposent, et entretiennent la tombe. Elle n’effectue l’exhumation que quand les tombes sont abandonnées, ou quand d’autres personnes qui veulent enterrer un proche en font la demande (Juifs ou non, mais les membres de notre communauté semblent particulièrement insister dans ce sens). Ainsi, on ne déterre pas les restes funéraires d’une personne pour la sauver ou pour lui accorder une meilleure place, mais, au contraire, on déterre pour assurer une place à une autre personne ! Ceci est interdit de manière explicite par le Tour (§ 363) !
Puis, ici, on réutilise la tombe où reposait le premier mort, alors qu’il est interdit par la Tora de profiter de la tombe d’une personne (« assour be-hanaa ») ; enfin la Halakha est que le mort a la possession de son lieu de sépulture à tout jamais : il s’agit d’un vol quand on s’empare de la tombe d’un autre Juif !
Scandale : un Grand du Peuple Juif a été déterré du cimetière de Montparnasse
De plus, qui exhume-t-on ? Chaque Juif a droit à sa tombe. Mais déterrer l’une des personnalités de notre Peuple revêt une autre dimension !
Voici les faits : le rav Sénior, dayan au Beth Din du rav Rottenberg, a trouvé dans un ouvrage sur le Gaon de Vilna le nom de rav Yehochoua’ Héchel Léwin, « enterré à Paris ». Or ce rav Léwin est fort connu par son ouvrage classique sur le Gaon de Vilna, le « ‘Alioth Eliahou » ; de plus, son grand-père n’était autre que rabbi ‘Hayim de Volozhyne.
Le rav Léwin a même commencé à enseigner dans cette fameuse Yechiva – la « mère des Yechivoth » –, en parallèle avec les autres rabbanim, tels que le Netsiv. Par la suite, le rav Léwin œuvra dans diverses communautés, la dernière étant celle de Paris, où l’avait appelé rabbi Israël Salanter. Ce dernier, l’une des personnalités rabbiniques les plus marquantes du XIXe siècle, fondateur de l’Ecole du Moussar, a passé deux années à Paris, en particulier pour organiser les divers oratoires des Juifs d’Europe Centrale qui existaient alors. Le rav Lubestki (cf. Kountrass n° 43) a été proposé, mais finalement rav Salanter a fait venir le rav Léwin dans ce but. Mais la maladie devait l’emporter deux ans plus tard, en 1883. Il avait 65 ans.
Où repose donc ce rav célèbre, s’est interrogé le rav Sénior ? Evidemment, il n’a plus trouvé sa tombe, car, cent ans plus tard, ses ossements ont été exhumés du cimetière de Montparnasse dans lequel il reposait. Plus personne ne venait se recueillir sur sa tombe ou assurer son entretien. Ses ossements avaient été déposés dans l’ossuaire du Père Lachaise.
Une recherche généalogique de descendants a été entreprise, puisque seuls des descendants directs sont habilités à prendre en charge les restes funéraires et à les faire ré-inhumer.
Les ossements ont pu être retrouvés, et ces restes funéraires ont été amenés en Erets Israël et enterrés au Har haZeitim en 2008, non sans que tant à Paris qu’en Erets Israël un public important ne soit venu accorder à ce rav les (tous) derniers honneurs !
Quelle honte en tout cas, qu’une personnalité si importante ait été sortie de sa tombe !
Notons au passage que du fait de l’extraction de Juifs reposant autour de la tombe du rav David Sinzheim zatsal, cet autre grand du Peuple Juif est de moins en moins entouré de tombes juives…
Les vols de dents
Voici quelques mois, des fossoyeurs des cimetières de Paris ont été surpris par la police en possession de dents en or provenant vraisemblablement des tombes desquelles ils devaient s’occuper. Fait surprenant : ils extrayaient les dents de tombes juives ! Pourtant, assez rapidement, la qualification d’acte antisémite a été abandonnée, laissant place au simple fait divers !
Que s’est-il passé ? C’est simple : ces fossoyeurs étaient tenus au courant des tombes qui allaient être vidées un certain jour de la semaine. Ce sont surtout les tombes juives qui sont concernées, car la pression sur les carrés juifs est plus importante que sur les autres. Ces employés municipaux étant au courant, et les tombes étant déjà à moitié ouvertes, ils venaient la veille, dans la nuit, effectuer une petite inspection et vérifier s’il n’y avait pas d’or à récupérer. Le jour, ils ne pouvaient « raisonnablement » pas le faire…
Alors en effet, leur acte n’avait rien d’antisémite, il résultait juste de la situation qui est celle des tombes juives, qui sont exhumées du fait de la pression exercée par nos coreligionnaires…
C’est toutefois plus que gênant.
Et qui remplit cette sinistre besogne…
Ceci est une conséquence malheureuse de la conduite de la municipalité, associée à la pression exercée par nos propres frères.
Mais restons-nous dans le cadre d’un éventuel minhag juif, quand l’extraction de la tombe est effectuée par des fossoyeurs non-juifs ? Les éventuels Juifs présents sont priés de se tenir à distance (deux mètres), et ne peuvent pas intervenir… Ceci va totalement à l’encontre de la Halakha (cf. responsa du rav Yitsh’aq Zilberstein, rédigé sur notre demande, plus bas). Le fait que des non-juifs enterrent un membre de notre communauté étant considéré comme une malédiction pour le défunt (expression du Ba’al haMeor sur des personnes qui refusent, à l’instar des Saducéens, de consommer des plats chauds le Chabbath, chap. Kira de Chabbath).
D’après le rav Ruza de Zaka, exhumer un mort selon la Halakha, avec vérification du sol pour s’assurer que tous les restes ont bien été pris, prend en moyenne environ une heure et demie, car il faut prendre l’intégralité des ossements (les os) et la couche de terre en contact avec le corps5. Les fossoyeurs des cimetières parisiens effectuent-ils leur triste besogne avec autant d’attention ? Cela paraît impensable.
Nous avons recueilli des témoignages selon lesquels il peut rester des ossements du précédent occupant au fond de la tombe fraîchement libérée…
Mais, si cela peut nous consoler, de nos jours où, selon les témoignages des services de pompes funèbres que nous avons reçus présentement, on continue à pratiquer les exhumations, celles-ci sont effectuées tombe après tombe : dans le temps, on envoyait un tracteur pour détruire des rangées entières…
Comment transporte-t-on les os ? D’après les témoignages que nous avons recueillis, des sacs poubelle étaient à l’époque utilisés maintenant ce sont des petites boites à ossements appelées « reliquaires » qui sont ensuite déposés à l’ossuaire public ou incinérés.
Toutefois, il faut savoir que seules les personnes qui ont acheté des concessions perpétuelles peuvent bénéficier d’un traitement relativement respectueux. Dans le cadre des concessions perpétuelles, le concessionnaire est alerté (encore faut-il qu’il habite à la même adresse que celle indiquée au moment de l’achat), mais dans le cas des concessions temporaires (30 ans, 50 ans…), la famille du défunt n’est avertie que par le tableau d’affichage à l’entrée du cimetière.
En l’absence de réaction de sa part, l’administration du cimetière peut exhumer le corps et le placer dans un ossuaire public.
Il faut ajouter ici que l’accès à ces ossuaires est totalement interdit à toute personne étrangère aux services municipaux. Donc aux Juifs, bien entendu. Il y a dix ans, une délégation de membres de la communauté a toutefois été autorisée à visiter l’ossuaire de Pantin… une partie d’entre d’elle a été tellement choquée par ce qu’elle a vu qu’elle a récité des Tehilim du début à la fin du parcours…
Ces restes funéraires arrivent à l’ossuaire de Pantin. Ils sont placés dans des boîtes empilées les unes sur les autres, non mises en terre. Ceci va totalement et gravement à l’encontre de la Halakha. Dans certains cas, les ossements de plusieurs morts sont déposés dans la même boîte6.
C’est ce qui est avéré dans le cas de M. Tédesco zal.
Le cas Tédesco
Jacob Tédesco était un Juif italien, dont le nom signifie littéralement « l’allemand » (voir chapitre X plus loin). Il s’est installé à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle. Lui et son fils Joseph, ont occupé une place importante dans la Communauté Juive. Leur nom est lié indirectement à la création de la Communauté de la rue Cadet, qui émanait d’une ‘hévrath haChass qu’ils ont fondée, et d’un oratoire du nom de Ohel Avraham. L’une de leurs initiatives a été également la formation d’une association, la « Terre Promise » (sic), visant à acheter des caveaux dans les cimetières parisiens afin d’assurer un lieu de sépulture aux Juifs de Paris. De là, l’idée de l’achat de places données gratuitement à ceux qui en avaient besoin. De nombreux caveaux qui comprenaient chacun une dizaine de places ont été acquis.
L’un de leurs descendants, Mme Debbie Lifshitz, qui habite à Bayit Végan, a effectué des recherches pour retrouver l’emplacement de la tombe de ses ancêtres. Les responsables du cimetière lui ont indiqué où chercher, mais elle est arrivée à deux tombes, datant d’il y a une dizaine d’années, de deux non-juifs. Elle revint chez le fonctionnaire, qui lui expliqua qu’on avait sans doute vidé les tombes pour d’autres…
« Que faire ? »…..« Ils doivent être dans l’ossuaire ! ». Classique.
Mais la direction des cimetières a écrit à Mme Lifshitz que, du fait qu’il y avait des ossements appartenant à un inconnu dans la boîte de son arrière-grand-père, il n’est pas possible de lui rendre ses restes funéraires, puisque les ayants-droit de l’inconnu sont inconnus… Cette triste anecdote prouve donc que ces boîtes à ossements peuvent contenir les restes de plusieurs morts, à ce que la municipalité elle-même avoue. Et cela peut bien entendu être des ossements d’un non-juif…
Les caveaux « Tédesco »
Ceci, pour le cas spécifique de Ya’aqov (Jacques) Tédesco et de son épouse Thérèse. Mais l’avenir des caveaux que leur association a achetés est de loin plus inquiétant : il concerne des centaines de dépouilles funéraires de Juifs parisiens !
En effet, les concessions achetées en leur temps par l’association « Terre Promise » dépendaient toutes d’un certain Jules Lion, qui était le dernier secrétaire de cette association. Seuls ses descendants directs et attestés pourraient empêcher la dévastation des caveaux dont il avait la charge, mais, malgré tous les efforts de Mme Lifshitz, aucun d’entre eux n’a pu être retrouvé ! En conséquence, la municipalité, dégagée de toute responsabilité, détruit systématiquement tous les sites funéraires du ressort de cette association, même dans les cas où des descendants de personnes y reposant se sont manifestées et s’opposent à l’exhumation.
Un manque de respect à l’égard de nos défunts
Mais en réalité la situation est beaucoup plus grave : d’après les dispositions de la loi, ces restes funéraires appartiennent à partir de leur extraction de leur tombe originelle à la municipalité, qui peut en disposer librement, en les déposant dans un ossuaire public ou en les incinérant. Ce qui est pratiqué, dans certains cas.
Nous quittons donc totalement la conduite juive en matière d’ensevelissement. La comparaison avec le minhag des Juifs du Second Temple est clairement inadéquate. A l’époque, on enterrait les restes funéraires dans des cavités creusées à même la roche et leur regroupement était le plus souvent familial ; on en trouve beaucoup de nos jours, avec leur contenu. En revanche, dans l’ossuaire du Père Lachaise et ailleurs, ces ossements restent dans des boîtes empilées au sol et leur regroupement se fait par cimetière ! Enterrer signifie, comme son nom l’indique, un dépôt dans la terre7! Ce n’est pas d’un nouvel enterrement dont il est question dans ces ossuaires, loin de là.
Ailleurs ?
Cette situation est exceptionnelle, et ne trouve son pareil dans le monde entier !
Pour la France : en Alsace – Moselle, on peut trouver plus facilement où faire enterrer un mort (il faut juste être juif, et s’acquitter des droits exigés par la Communauté). A Marseille, où certains grands problèmes se sont posés dans ce domaine, on a même enterré des morts entre deux tombes, parfois au détriment des grilles que cette communauté a l’habitude d’ériger autour des tombes. Les rabbanim ont critiqué une partie de ces conduites, car il faut un écart de 60 cm au minimum entre les tombes, mais la situation y semble moins grave que dans les cimetières parisiens.
Le cimetière de Versailles, le seul dans la région parisienne à être réellement perpétuel et à pas ne dépendre de la municipalité, est saturé ! Des caveaux communautaires ont été creusés pour répondre aux besoins locaux.
Ce que disent nos Sages
Que faire ? Accepter que l’on sorte nos ancêtres de leurs tombes ? Renvoyons ici à ce qu’écrit le rav Breich de Zurich (‘Helqath Ya’aqov I, § 133) : « Combien ont tremblé ces Grands qu’étaient rabbi ‘Aqiva Eiger et le ‘Hatam Sofer lorsqu’ils ont permis de faire sortir le rav Banet de sa tombe, alors qu’il était facile de le permettre : il s’agissait de l’amener dans la tombe de sa famille à sa demande. Ces rabbanim n’ont permis le transfert qu’avec beaucoup d’hésitations. Dans notre cas8, quelle permission avons-nous ? Nous n’avons évidemment pas à entraîner la douleur et la honte pour ces morts, ainsi que la peur du Grand Jour du Jugement [NDLR : que l’on provoque aux âmes des défunts en les faisant changer de place9] ! »
Cet autre Maître de la Tora français qu’était l’auteur du Colbo10 (§ 114), pour sa part, fait appel à une notion de base : « Si l’on jetait le corps de l’homme mort, comme celui d’une charogne, on aurait pensé que l’homme n’est qu’une sorte de bête, et on aurait refusé la notion de résurrection des morts, ce qui n’est pas le cas à présent, quand on constate qu’on ensevelit le défunt, qu’on lui construit une maison, qu’on l’habille et à plus forte raison quand on voit qu’on l’enterre à proximité de ses parents et des membres de sa famille, afin qu’ils se lèvent ensemble dans le futur. C’est pour affirmer cette notion de base que la Tora décrit l’enterrement de nos Patriarches, le choix du site, etc… »
C’est là l’enjeu le plus profond. C’est un fondement qui doit se perpétuer même à Paris, de nos jours. Peut-être à plus forte raison de nos jours, quand toute notion spirituelle se dissout.
Que faire ?
Toute personne sensée se demandera : pourquoi ne tente-t-on pas d’obtenir des autorités civiles un cimetière réservé uniquement aux Juifs, et réellement perpétuel, comme c’est le cas à Versailles ? Pourquoi les dirigeants de la Communauté Juive de la région parisienne n’œuvrent-ils pas dans ce sens ? Comment se fait-il que l’on laisse un tel scandale se produire sous nos yeux, et que l’on n’avertisse pas les simples fidèles de la catastrophe qu’ils provoquent en insistant auprès des sociétés de pompes funèbres pour obtenir une place dans les cimetières parisiens classiques (à notre connaissance, seule la Communauté Orthodoxe de Pavée refuse de proposer ses services pour la Tahara (toilette rituelle) dans le cas des enterrements dans les cimetières problématiques où la sépulture provient de l’exhumation d’un autre Juif) ?
Il faut aussi se demander pourquoi la Communauté n’est pas responsable de l’entretien des si nombreuses tombes juives laissées à l’abandon lorsque les familles ont disparues à la suite de la Shoah ou de l’assimilation, à plus forte raison quand il s’agit de personnalités importantes de notre communauté (cf. la tombe de Cerf Beer, celle de Weill de Romilly ou de Rothschild qui sont à proximité).
On comprend mieux à présent pourquoi le rav Salanter, sentant sa fin proche, a déclaré qu’on ne pouvait pas mourir à Paris…
Nous nous sommes évidemment tournés vers ces dirigeants communautaires pour leur poser la question. Jusqu’à ce jour, nous n’avons pas reçu de réponse… Faut-il en conclure, avec la Guemara, que « chetiqa ke-hodaa », que le silence revient à un aveu ? Et que rien ne sera fait !? Cela serait désolant.
Des solutions ?
Quelques hommes de bonne volonté ont tenté de faire bouger les choses, mais ils ont dû y renoncer, découragés.
Ils ne pouvaient proposer qu’un ossuaire « cachère » ! Or ce n’est certainement pas une formule acceptable : de nos jours, dans aucun pays au monde, une telle conduite n’est adoptée (même en Erets Israël, où le problème de manque de places devient chronique, nul ne songe à suivre une telle conduite d’enterrement en deux temps) ; puis il faudrait que cela soit de manière officielle et déclarée, de sorte que tous les Juifs qui enterrent leurs morts en région parisienne sachent que, dans un certain nombre d’années, les ossements de leurs proches peuvent être déterrés – cela pourrait décourager plus d’un… ; il faudrait que ce triste travail soit effectué par des Juifs, et non par des employés municipaux ; il faudrait que les restes funéraires soient enterrés dans la terre, et non point laissés dans des boîtes, et bien sûr uniquement dans un site réservé aux Juifs, sans parler du fait qu’un seul corps ne soit déposé dans une seule tombe, séparé de l’autre de 30 ou de 60 cm. Tout ceci semble utopique, et ce n’est que la solution d’un cimetière juif, réellement perpétuel, qui puisse répondre aux exigences de la Halakha.
Il n’est pas sans intérêt de citer ici l’autre solution que proposent nos grands auteurs. Nous avons cité à plusieurs reprises ici la responsa de rav Haï Gaon (le dernier des Gueonim de Babylonie – 939-1038), rapportée par le Tour puis par tous les décisionnaires. On lui a demandé ce qu’il pensait de la conduite des gens en Erets Israël qui, les sites de second ensevelissement étant eux aussi pleins, jetaient les restes funéraires dans la fosse commune. Le rav s’est totalement opposé à une telle conduite. Mais que faire quand les cimetières sont pleins ? Laisser les corps pourrir à ciel ouvert est totalement exclu ! La solution proposée est d’effectuer un ensevelissement par couches dans le cimetière : non pas en étage, puisqu’alors les corps ne sont pas déposés à même la terre (contrairement à la nouvelle conduite, fortement critiquée par les rabbanim, de certains cimetières d’Erets Israël, dont celui de Guiv’ath Chaoul à Jérusalem), mais en couches dans la profondeur de la terre11, en laissant entre 30 et 60 cm entre les tombes12.
L’histoire ne dit pas si dans la réalité une telle formule a été utilisée, mais elle est proposée par les plus grands auteurs de Halakha ! Pourquoi ne pourrait-elle pas être envisagée ? Toutefois, dans la région parisienne, cette option n’est pas réalisable du fait de contraintes géologiques par la présence des nappes phréatiques, et c’est pourquoi les textes législatifs l’entravent (c’est ce qui a expliqué la création de « caveaux en béton »).
Mais, bien entendu, la vraie solution consiste à demander le droit pour notre communauté à ériger un nouveau cimetière, cette fois-ci perpétuel, pour les Juifs de la région parisienne.
En tout cas, nous restons perplexes face au fait que la Communauté Juive de la région parisienne, la plus grande d’Europe, se conduise avec une telle légèreté envers ses morts. Il n’y a probablement aucun cas similaire dans le monde entier, d’une communauté aussi solide et aussi organisée que la nôtre, qui laisse pourtant ses morts être traités d’une telle manière !
Ce que deviennent les ossements…
Les présentes photos des boîtes servant à recevoir les ossements des personnes déterrées pour les chanceux qui ont su acquérir une concession perpétuelle sont plus qu’éloquentes : elles montrent clairement que les règles minimales de la Halakha ne sont pas respectées ! Les boîtes ne sont pas remises dans le sol comme il le faudrait, et l’écart entre les restes funéraires n’est pas respecté (30 ou 60 cm selon les décisionnaires, ainsi que nous l’avons rapporté).
Les restes funéraires de personnes qui n’ont pu acquérir qu’une concession sur 30 ou 50 ans sont maintenant aussi entreposés dans cet ossuaire, auparavant ils étaient simplement jetés dans une fosse commune, ou incinérés…
Les points qui ressortent de la présente enquête
Synthétisons les points qui ont attiré notre attention dans le cadre de cette enquête :
■ Dans aucun pays au monde, la Communauté Juive ne conçoit d’exhumer ses morts quelques années après leur enterrement.
■ Dans certains cas, il peut être envisagé de creuser dans le sol du cimetière afin de créer une couche plus profonde pour y enterrer les morts, avec obligatoirement un intervalle de 30 ou 60 cm minimum.
■ Il est totalement exclu d’exhumer un mort pour que la place ainsi libérée permette d’inhumer un autre défunt. C’est du « vol » pur et simple, car, selon la Halakha, le mort est propriétaire à tout jamais de sa place.
■ Si les autorités administratives exigent de déterrer les morts au terme d’une certaine période, il est évident que ces restes funéraires doivent immédiatement être replacés en terre, individuellement. Les laisser dans des boîtes ou des sacs en surface est totalement interdit. On a à chaque instant l’obligation d’accomplir la mitswa de les ré-enterrer.
■ Les abandonner dans un ossuaire public est totalement inadmissible.
Si nous pouvons éventuellement comprendre que seules les autorités administratives civiles soient responsables à la base de cette si dramatique situation. En revanche, nous ne comprenons pas pourquoi la Communauté Juive et ses dirigeants ne réagit pas, et n’entreprend aucune démarche pour qu’un changement s’opère.
Nous savons bien que la conjoncture actuelle n’est pas propice aux dérogations, mais peut-on pour autant tolérer pareil outrage à nos défunts, aux milliers de Juifs de notre Communauté qui, de manière quasiment inévitable, vont être jetés dans une fosse commune au bout de quelques décennies, en région parisienne?! Que Hachem nous en préserve !…
Quelle honte et quelle malédiction épouvantable pour notre communauté !
1 Mo’èd qatan chap. 1, michna 5, voir Talmud de Jérusalem ad loc.; Massékheth Sema’hoth 12,9.
2 Certains grands auteurs exposent une théorie selon laquelle après la première année, une certaine expiation des fautes (kapara) est obtenue, et à partir de là, il serait permis de déterrer les morts une fois la chair disparue et de les transporter, par exemple dans un second lieu funéraire, et c’est ce qui expliquerait cette curieuse conduite durant le Second Temple (Noda’ bi-Yehouda Qama, § 89). Toutefois, fait remarquer le rav Ye’hiel Weinberg dans une très longue réponse parue dans le Seridé Ech (II, § 125) et reprise dans une édition spéciale en 1956, cette conception n’a aucun auteur du temps des Richonim sur lequel reposer (voir toutefois ‘Hidouché haRan Kountrass a’haron M. Q.), et il est donc difficile de l’accepter – il rapporte deux auteurs qui semblent même dire le contraire.
3 ‘Aroukh haChoul’han Y. D. 363, à la fin, qui reconnaît que nous n’avons pas d’indication à cet égard.
4 Selon certains auteurs médiévaux (Talmidé haRachba, Méïri, rabbi Aharon haKohen de Lunel, rabbi Ye’hiel de Paris et autres, Mo’èd qatan 8b), le point central de cette conduite est le fait que l’on avait alors l’habitude d’enterrer les gens dans des tombeaux familiaux, mais qu’il pouvait arriver que les conditions ponctuelles ne le permettent pas (la distance, des troubles politiques, le manque de proches qui puissent alors assurer le transport), en conséquence on effectuait un ensevelissement provisoire, jusqu’à ce qu’on puisse transférer le corps dans le site funéraire de la famille. Sinon, il reste totalement interdit de déplacer un mort – et la conduite que nous découvrons à Paris serait totalement inacceptable.
Ainsi donc, en particulier selon rav Ye’hiel de Paris en particulier, il n’est pas envisageable d’effectuer un ensevelissement à deux temps dans notre situation, mais juste dans des cas de force majeure. Rav Ye’hiel, le Maître juif médiéval, l’un des Tossafistes, le Mara deAtra de Paris…
Mais au niveau de la Halakha, le fait est que le Tour ne rapporte que l’avis de rav Haï Gaon, qui semble accepter les enterrements en deux temps a priori, position rapportée par le Rachba (I,369) et Ramban (Torath haAdam p. 119, cité par le Beth Yossef), et donc c’est en vertu de cette conception que nous devons réfléchir au bien-fondé de ce qui se fait dans la région parisienne.
7 Rav Moché Feinstein exige qu’il y ait au moins 30 cm de terre au dessus (Y. D. I, § 233 et 234).
8 Celui traité dans sa responsa, où un déterrement était de loin plus acceptable que dans le notre.
9 Beth Yossef au nom du Colbo § 133, « ainsi que Chemouel le reproche (I,28,15) : Pourquoi m’as-tu inquiété en me faisant revenir… »
10 Son auteur est inconnu, mais on pense à rav Aharon haCohen de Lunel, un maître français médiéval.
11 Il ne s’agit pas de la formule de caveaux, qui, à ce que nous constatons de nos jours, est différente, et nous semble poser problème, en particulier du fait que la distance de 30 ou 60 cm entre les corps n’y semble pas respectée, mais pour d’autres raisons encore.
12 Rabbi ‘Aquiba Eiger se contente de 30 cm, selon le Torath haAdam et le Séfer ‘Hassidim.
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