Certains ont l’habitude (rapportée dans le Choul’han ‘Aroukh § 579), de se rendre sur les tombes pour implorer la pitié divine. En revanche, si nos morts ont été sortis de leurs tombes par des fonctionnaires municipaux qui ne se soucient pas particulièrement du respect des restes funéraires au sens où nous l’entendons, si les ossements de nos parents ont été jetés dans l’ossuaire municipal ou pire encore, s’ils sont conservés dans des hangars souterrains de la municipalité, hors tombe, donc en contradiction totale avec la Halakha, et s’ils risquent même d’être incinérés, il serait fort impertinent de notre part de nous rendre dans les cimetières…
Ces milliers de Juifs de notre communauté déposés dans des boîtes hors tombe sont de vrais « methé mitswa » (« morts de mitswa », personnes défuntes qui ne se trouvent pas en terre, soit du fait d’une mort subite, dans les champs, soit comme dans notre cas, parce que ces morts ont été sortis de leur tombe).
Même le consul de France à Tel Aviv, M. Patrice Matton, nous a fait part de son étonnement : quand il était en fonction à Alger, le problème s’était déjà posé, lorsque les autorités locales avaient souhaité reprendre le terrain des cimetières français. Les ossements ont été regroupés, et déposés dans des sortes de niches ; chaque individu avait droit à une sorte de plaque-souvenir servant de fermeture à son nouvel emplacement funéraire, ce qui permettait aux familles de se recueillir face aux tombes de leurs proches (nous ne traitons pas ici des énormes questions de Halakha qui ont pu se poser voici deux ans – et ils furent nombreux pour ce qui concerne les cimetières juifs algériens ainsi détruits sans que nul ne fasse rien – mais uniquement de l’étonnement sincère et justifié du consul).
Or, à Paris, quand les ossements sont repris des tombes et déposés dans dans des boîtes en bois que l’on nomme « reliquaires », nul n’a le droit de les visiter ! Ce n’est que lors d’une visite unique et exceptionnelle que des photos ont pu être prises et diffusées dans le cadre de notre précédente enquête.
Comment accepte-t-on une conduite aussi déplorable de la part des autorités civiles ?
Si, à la suite de la publication de nos enquêtes, les consciences de certains ont commencé à se réveiller, le problème demeure. Des milliers de Juifs ont déjà été expulsés de leur tombe sans les moindres précautions. Une partie d’entre eux ne repose plus en terre.
Depuis, beaucoup de gens nous ont contactés à ce sujet, une masse d’informations supplémentaires s’est ajoutée sur notre table de travail. Le drame de ces centaines de methé mitswa nous concerne tellement que nous avons décidé de rouvrir ce dossier, en espérant que nos lecteurs comprendront son importance : aucune Communauté Juive dans le monde ne réserve aux morts juifs un sort aussi irrespectueux !
Les origines de la situation actuelle
Commençons par le début. Il est clair que jusqu’à la Révolution française, on ne connaissait que les cimetières confessionnels. Mais dans l’esprit d’égalité qui régnait alors, le législateur a supprimé cette possibilité, tout en acceptant que les cimetières confessionnels antérieurs à cette loi puissent être maintenus.
C’est par le décret du 23 prairial An XII (1803-4) qu’a été mis fin à la pratique, héritée du Moyen Age, qui consistait à inhumer les défunts dans les lieux de culte.
Désormais, les « villes et bourgs » doivent prévoir des terrains, éloignés des habitations, spécifiquement destinés à recevoir les inhumations. Le décret du 10 février 1806 a autorisé la communauté israélite à conserver la propriété des cimetières privés édifiés avant 1804 – c’est le cas du cimetière de Versailles qui est pratiquement complet de nos jours – et a ouvert la possibilité de constituer des espaces confessionnels juifs dans les cimetières municipaux.
L’intervention de la loi du 14 novembre 1881 sur la neutralité des cimetières a remis en cause la possibilité même d’organiser des carrés spécifiques. Toutefois, pour tenir compte des revendications exprimées par certaines communautés religieuses, le ministère de l’Intérieur a encouragé les maires, dans la mesure du possible, à créer ces espaces confessionnels, sans leur conférer un statut légal !
Les communes peuvent instituer des concessions temporaires pour quinze ans, trente ans, cinquante ans et à perpétuité (jusqu’en 1959, les communes étaient autorisées à délivrer des concessions centenaires). Toutefois, celles-ci conservent une grande liberté en la matière : au terme du contrat, le titulaire et les ayants droit d’une concession possèdent un droit de renouvellement, qui peut être exercé dans un délai de deux ans. A défaut, le terrain revient à la commune. Il est à noter qu’une concession peut être convertie en concession de plus longue durée, lorsque la catégorie a été instituée par le conseil municipal.
Même les concessions dites « perpétuelles » peuvent donc faire l’objet d’une procédure de reprise, selon leur « état d’abandon ». Ces concessions perpétuelles existent toujours, mais ne sont pratiquement plus accordées dans les grandes agglomérations. Les concessions perpétuelles existantes peuvent également être reprises, si elles ne sont plus entretenues, au bout de trente ans1.
La question du cimetière juif
Même si des carrés confessionnels ont été concédés, non seulement il est impossible d’y assurer un repos éternel, mais de plus, comme les concessions funéraires peuvent être reprises en fonction de l’état de la tombe, et accordés à n’importe qui, les carrés juifs perdent cette qualité avec le temps, et des tombes non-juives prennent leurs places…
Pour donner une idée de l’importance du problème, citons ici le vice-président du Consistoire, Jack-Yves Bohbot, témoignant que l’on exhume environ 1 000 tombes par an (interview accordée à Libération en 2009). Cette donnée est confirmée par le rav Yirmiahou Cohen, Av Beth Din du Consistoire, qui parle de 3 morts déterrés par jour (Vehérim hakohen IV, 65). A notre connaissance, cette politique de déterrement a été commencée dans les années 50 du siècle dernier…
Combien l’expression de rabbi Israël Salanter zatsal, lui qui disait, quand il sentait ses jours se terminer, en 1883, qu’il était impossible de mourir à Paris ! Nous soupçonnons qu’il faisait allusion à ces problèmes.
Le rav Claude Lemmel zatsal nous a fait parvenir un opuscule datant de 1914 rédigé par Dr Emanuel Rosenbaum, paru sous le titre de « La question du cimetière juif à Paris ». On y lit : « Il faut que chacun se puisse faire une opinion pourquoi, contrairement à toutes les communautés israélites du monde entier, nous n’avons pas un cimetière et surtout comment il faudrait agir pour en avoir un »…
Nous n’avons cependant de preuve d’une action concrète en ce sens que dans les années 1967 :
la « section Guemilouth ‘Hassadim » de la Communauté Israélite de Stricte Observance de la rue Cadet s’est lancée, sous la direction du président Sam Lubetski zal, dans la recherche d’un terrain pouvant servir de cimetière privé, desservant uniquement leur communauté. Une longue correspondance s’était ouverte avec les autorités du département de Seine St Denis, pour arriver, en 1974, une fois que des terrains ont été trouvés à Tremblay-Lès-Gonesse et agréés par les autorités, à une fin de non-recevoir de la part de la préfecture, confirmée par le Ministère de l’Intérieur : « J’ai le regret de vous faire savoir qu’aucun texte ne prévoyant de dérogation à la loi…, qui… implique qu’aucune distinction ne peut être établie dans un cimetière à raison des différences de religion, il ne m’est pas possible d’accéder à votre demande, au risque d’établir une discrimination de nature confessionnelle et contraire à la loi ».
Voici qui coupe donc court à toute initiative dans ce sens, a priori.
Les dernières dispositions législatives
Une disposition récente difficilement supportable a été prise. Elle concerne les corps déposés dans des « ossuaires », ces boîtes hors terre appelées reliquaires conservées dans des hangars souterrains de la municipalité.
Jusqu’à présent, il était admis que les gens qui, de leur vivant, avaient exprimé leur refus d’être incinérés pouvaient être épargnés. Une simple disposition a été prise2, exigeant une déclaration officielle du vivant et en bonne et due forme pour qu’on respecte cette dernière volonté – laquelle est une évidence pour tout Juif conscient d’être juif ! Autrement dit, tous ces corps retirés de leurs tombes depuis 50 ans risquent, demain, d’être incinérés !
Une grande action venant d’Erets Israël est actuellement en cours de préparation dans le but d’éviter que la Ville de Paris ne se conduise ainsi envers nos ancêtres, mais il est en tout cas clair que le temps presse et qu’il faut absolument trouver une solution.
Que fait-on en dehors de l’Ile-de-France ?
Il ne fait aucun doute que le problème est spécialement grave en Ile-de-France plus qu’ailleurs. Mais même dans cette région, on peut trouver des cimetières plus discrets, où, pour l’instant, la pression est moins forte. Nous avons espoir que les tombes y seront respectées plus longtemps. Mais pour combien de temps ?
Dans des villes excentrées où existent des communautés juives bien structurées, comme à Grenoble, la ‘Hevra qadicha, qui ne manque pas de ressources, s’acquitte elle-même des frais de renouvellement d’entretien de la tombe et s’occupe de la prolongation de la concession si nul descendant n’est en mesure de le faire ! Cette formule a toutefois une limite : à la seconde échéance, a priori, nul ne peut intervenir, et la municipalité est en droit de reprendre les concessions.
Ailleurs, nous a raconté le Grand Rabbin Bauer zatsal, la communauté organise une fois par an une visite du cimetière, pour montrer aux autorités que toutes les tombes sont entretenues et visitées.
L’Alsace et la Moselle
La situation est différente en Alsace et en Moselle parce qu’y règne un régime spécial, issu du concordat de 1801 signé entre Napoléon Bonaparte et Pie VII, qui n’a été abrogé ni par l’annexion allemande de 1870 ni par le retour des trois départements au sein de la République française en 1919. Cette conduite des autorités françaises reposait, semble-t-il, sur la volonté d’être conciliants à l’égard des responsables religieux qui venaient d’être rattachés à la France.
Contrairement aux idées reçues, cet élément du droit local est donc issu du passé français des trois départements, et non de son passé allemand.
L’une des conséquences de ce concordat est que les rabbins sont des fonctionnaires d’Etat. Et l’autre concerne les cimetières : outre les vieux cimetières juifs datant d’avant la loi de 1804 – et ils sont nombreux –, d’autres ont pu être fondés depuis, et sont destinés à la communauté juive.
Du reste, cette situation fait qu’à Strasbourg, on ait pu ouvrir un cimetière musulman, en 2012, ce qui n’est pas le cas dans le reste de la France3.
Le fait est en tout cas que dans ces départements, les cimetières sont parfaitement respectés, et qu’il est possible d’y faire déposer les morts en toute sécurité pour leur avenir. La ville de Metz4, par exemple, est située à 1 h 21 de Paris…
Il faut savoir toutefois, d’après les quelques informations tarifaires que nous avons reçues des départements d’Alsace-Moselle, qu’il est très fortement conseillé de commencer à cotiser le plus vite possible pour se faire enterrer dans ces cimetières, car, pour un enterrement d’une personne qui n’a pas pris cette précaution, le prix varie entre 10.000 et 12.000 euros ! Ce sont des concessions à perpétuité, mais tout de même. A Paris, le prix pratiqué dans les cimetières extra muros (Pantin, Thiais..) tourne autour des 3.000 euros mais il peut atteindre en intra-muros (Montparnasse, Père Lachaise, les 12.000 euros.
Toutefois, nous a-t-on informés, dans des agglomérations de moindre importance en Moselle, les prix restent pour le moment raisonnables, de l’ordre de quelques 3-4.000 euros (avant pierre tombale…).
Erets Israël ?
Et enterrer les morts en Erets Israël ? Cela présente des avantages spirituels importants, et, de plus, même sur le plan matériel, si l’on sait se diriger vers des cimetières de villes ou de villages moins recherchés (Ashdod, Kfar ‘Hassidim ou autres), les frais d’un enterrement, voyage compris, seront pratiquement équivalents à ceux d’un enterrement en France !
Les problèmes de l’exhumation
Notons au passage une évolution dans le domaine des exhumations. Certains, alertés par la menace (le danger) qui guette les tombes de leurs proches, songent sérieusement à leur accorder un repos réellement éternel en Terre sainte. Toutefois, l’un des problèmes est l’exhumation elle-même : si ce sont des employés non-juifs de la municipalité qui effectuent l’opération, est-ce acceptable ? C’est une grande question (à poser à des possqim).
Cependant, une récente intervention dans ce domaine donne espoir : le rav de ZAKA, le rav Ruza, est venu à Paris afin de sensibiliser les participants lors d’un séminaire d’étude consacré à ce sujet. Un certain nombre de personnes ont ainsi pris conscience de la manière dont il faut procéder pour le recueil des ossements d’une tombe. A titre indicatif, disons que ce travail, quand il est fait selon la Halakha, peut prendre près de trois heures lorsque le cercueil n’est plus présent – ce qui est le cas lorsque la sépulture est très ancienne – alors que les employés de la municipalité font ce travail en une demi-heure et qu’ils oublient parfois des restes funéraires dans la tombe…
En conclusion, que faut-il savoir ?
Il faut absolument que la communauté juive dans son ensemble soit tenue au courant de manière claire du problème : accepter de se faire enterrer en région parisienne n’est pas du tout évident ! Laisser ensevelir des indigents dans les carrés communs offerts par la municipalité revient à accepter qu’ils soient enterrés avec tous, et qu’on les incinère automatiquement quelques années plus tard. Pour les autres, acquérir une concession à durée limitée dans le temps est exclu, mais même une tombe à perpétuité pose problème, puisqu’elle sera libérée un siècle plus tard si elle n’est pas entretenue par manque de visites, pouvant faire ainsi faire l’objet d’une déclaration d’abandon.
A présent, les restes funéraires peuvent même être envoyés à la crémation !
Nous avons parlé des diverses solutions qui existent (Alsace et Moselle, ainsi qu’Erets Israël).
Nous espérons que le public saura en tenir compte, et que les dirigeants de la communauté agiront enfin !
Les indigents
Le problème des personnes qui ne peuvent financer une inhumation se pose de manière particulièrement sensible pour nous, le Peuple juif, qui sommes tenus de veiller à une inhumation à perpétuité des corps. Les dispositions de la loi, en France, pour généreuses qu’elles soient, ne vont pas dans ce sens : les communes ont l’obligation de prévoir un terrain consacré à l’inhumation des morts ; ce « terrain commun », autrefois nommé « carré des indigents », est constitué de tombes permettant l’inhumation gratuite des personnes ayant droit à une sépulture dans la commune. Ces tombes peuvent recevoir des pierres tombales, mais au bout de cinq ou dix ans, les restes funéraires sont sortis de leur tombe ! Ils font alors l’objet d’une crémation en l’absence d’opposition « connue ou attestée » du défunt. Retenons donc ici le fait qu’il faut faire savoir l’opposition à une incinération dans le cas d’un coreligionnaire.
A notre connaissance, ni durant la période première d’ensevelissement, ni quand ces restes sont mis dans l’ossuaire, les corps juifs n’ont droit à un carré spécial !
On comprendra mieux à présent l’inquiétude profonde des notables juifs du XIXe siècle, quand ils ont veillé à la fondation de caveaux juifs, destinés entièrement à des indigents de notre communauté – en particulier ceux en provenance d’Europe Centrale, qui pouvaient ne pas avoir réussi à s’établir à Paris et risquaient d’être enterrés parmi les indigents des nations, avec tout ce que cela signifie. C’est dans ce but que l’association « Terre Promise » avait été créée, que les Tédesco ont acquis des caveaux à titre personnel, ou encore que, plus tard, la communauté de la rue Cadet et celle de la rue Pavée avaient fondés un caveau de ce type.
Nous avons entendu dire que, de nos jours, dans certaines communautés d’Ile-de-France, on effectue une collecte pour assurer à ces personnes sans ressources « dix ans » de repos « éternel », mais si l’inhumation est effectuée dans ces « terrains communs » et que personne ne se préoccupe de renouveler la concession, le problème reste entier – tout en laissant bonne conscience aux personnes qui ont fait l’effort de participer à cette collecte – puisque l’information ne leur a jamais été transmise.
Ailleurs, comme à Grenoble, la ‘Hévra Kadicha est suffisamment motivée, pour offrir des tombes aux indigents juifs, gratuitement, dans le carré de la communauté.
1 Ces précisions sont extraites d’un rapport « relatif à la législation funéraire » établi par le « Défenseur des droits », une autorité administrative indépendante, créée en 2008. Nommé par le Président de la République pour un mandat de six ans, le Défenseur des droits est chargé de défendre les droits des citoyens face aux administrations et dispose de prérogatives particulières dans divers sujets, pouvant proposer des changements de perspective dans différents domaines juridiques, et son avis a son importance au niveau des autorités. Nous verrons par la suite du présent article les remarques de cette instance dans le domaine qui est le nôtre, et les espoirs que nous plaçons dans ces conclusions.
2Voir question publiée au JO le : 22/01/2013 page : 734 et réponse publiée au JO le : 26/03/2013 page : 3371. Le ministre de l’Intérieur répond : « L’article 26 de la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit a à cet égard supprimé la présomption d’opposition à la crémation jusqu’alors en vigueur, rendant ainsi a priori plus aisé le recours à cette dernière par les communes à l’issue d’exhumations administratives. En l’absence d’opposition connue ou attestée du défunt, les communes ont donc la faculté de procéder à la crémation des restes inhumés »…
3Exception faite du cimetière musulman de Bobigny, mais il s’agit d’un cimetière lié à un hôpital musulman, fondé par la France en 1935 – sans doute afin de mieux assurer la surveillance des ressortissants d’Afrique du Nord, et, du reste, au départ, les gens qui devaient être hospitalisés dans cet hôpital y étaient amenés par la police…
4 Bien que l’un des anciens cimetières de la ville de Metz ait été détruit ! Il était situé rue de Blida. Mais il semblerait que cet acte ait été perpétré du temps où la ville était sous domination allemande, en 1903, l’opération ayant été effectuée sous la direction du rabbin Nathan Netter (1866-1959). En 2005, des fouilles par géo-radar ont prouvé qu’il restait des tombes en-dessous du parking qui a été installé sur ce site. Il est question de déplacer ce parking pour restituer ce site… Ce site a été évoqué par l’Assemblée parlementaire européenne, voir son rapport du 10 mai 2012 sur les Cimetières juifs (Commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias), regrettant que rien n’ait encore été fait.
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